L'invocation
« L'invocation est le moyen par lequel s'établit le lien spirituel entre le Maître et le disciple », nous dit Sidi Hamza. L'orientation permet au disciple de recevoir la lumière divine à travers le coeur de son Guide. Pour reprendre l'image du miroir (cf p. 4), il convient non seulement de l'orienter vers le soleil, mais aussi de le nettoyer de ses impuretés, par un polissage important et régulier. Le dhikr est le moyen privilégié de ce polissage, de ce travail de purification du coeur.
Le terme de dhikr, qui est employé le plus souvent pour désigner l'invocation de Dieu, est un nom verbal tiré de la racine arabe dhakara, qui signifie: se rappeler quelque chose, faire mémoire, se ressouvenir, rappeler souvent. Le contraire du dhikr est donc l'oubli : on se remémore une chose après l'avoir oubliée, et on en fait mémoire par la langue et le coeur. Or notre ego, dans sa tendance à s'affirmer comme une entité autonome, est enclin à oublier, ou même à nier, l'existence de son Créateur. Comme un antidote face à cette négligence de l'âme, le dhikr est mention de Dieu, souvenir de Dieu, et prise de conscience toujours plus profonde de sa Présence.
Face à la négligence et à la distraction qui sont notre lot quotidien, et il faut bien le dire, que la société dans laquelle nous vivons aujourd'hui encourage largement, l'invocation se présente comme une concentration et un ressourcement, un retour au centre de notre être. Elle est une source de contemplation, qui permet à la fois de nourrir nos actions, et de faire en sorte que nous ne soyons pas réduits à cela. Elle est une permanence qui peu à peu s'installe dans notre vie, au-delà de tous les changements extérieurs inhérents à notre condition humaine, et qui permet d'en retrouver le sens profond. Elle est le fil conducteur qui en relie les différents instants, tout en les chargeant d'une intensité particulière. Un adage soufi recommande d'être constamment « extérieurement avec les hommes, et intérieurement avec Dieu ». Le dhikr peut être pratiqué à tout moment. Il est la nourriture de notre coeur. Pour cette raison, il peut être considéré comme le « carburant » du disciple dans son cheminement spirituel, comme sa soif de Dieu est son « moteur ».
En revivifiant notre coeur, le dhikr nous permet de nous libérer de nos passions. Car comme l'indique Sidi Hamza, « Tout homme est esclave de quelque chose, sauf les hommes libres intérieurement. Invoquez Dieu pour que vous deveniez libres ». Le dhikr est le lieu privilégié de l'enseignement du Guide, le point de contact entre nous et lui, le lien qui lui permet de nous guider. Il est comme une gomme qui efface les maladies du coeur. Il convient donc de le pratiquer le plus souvent possible, et surtout de manière régulière. Peu à peu, le dhikr va devenir omniprésent dans la vie du disciple, comme Celui dont il se souvient.
Le wird est le premier type de dhikr que reçoit le disciple lorsqu'il s'engage dans la Voie. Celui-ci est constitué d'un ensemble d'invocations, que le Guide communique à son disciple. Il s'agit généralement de versets coraniques, de demandes de pardon, de Noms divins, et de certaines prières sur le Prophète, pour un nombre et dans un ordre donné. Sachant qu'il existe un secret particulier dans le nombre, un chapelet est utilisé pour compter le nombre exact de récitations effectuées. C'est le Guide, et lui seul, qui décide de la composition du wird..
Sachant que plusieurs milliers de disciples de par le monde suivent aujourd'hui l'enseignement de Sidi Hamza, il est évident que celui-ci ne peut pas, sur le plan matériel, s'occuper personnellement de chaque disciple. Il a donc investi certaines personnes dans chaque groupe d'une transmission particulière, afin que ceux-ci puissent être ses représentants, et les relais de son action. Ces muqaddems (muqaddimat au féminin, littéralement celui ou celle « qui est devant ») sont autorisés à passer le pacte initiatique au nom du Cheikh, et sont chargés de veiller à ce que le travail spirituel ait lieu conformément aux indications de celui-ci, que ce soit au niveau individuel ou collectif. Comme l'indique l'étymologie, ils sont « devant », c'est-à-dire en première ligne, et non pas au-dessus des autres disciples. Ils sont simplement chargés d'une fonction supplémentaire. Ils s'assurent donc aussi bien du bon déroulement des réunions, que du suivi personnel de chaque disciple qui fait partie de leur groupe. Sidi Hamza nous dit à leur propos : « Vous devez respecter votre muqaddem, car derrière le muqaddem, il y a le Maître. Prenez soin de votre muqaddem, et il prendra soin de vous ». C'est en vertu de ce idhn, de cette autorisation spirituelle qui leur a été conférée par le Cheikh lui-même, qu'ils peuvent communiquer à chaque disciple les conseils et les invocations qui lui conviennent, en fonction de son évolution spirituelle et de ses particularités. Les muqaddems peuvent également déléguer certaines de leurs fonctions, notamment en terme d'organisation, à des responsables qui bénéficient dès lors de cette autorisation, pour un certain temps et pour un certain lieu.
Le disciple est appelé à la pratique régulière de son wird, le plus souvent matin et soir, suivant les conseils qui lui ont été donnés à ce sujet. C'est un des moyens de l'éducation spirituelle. Les premiers fruits obtenus grâce à cette discipline et à cette persévérance sont le plus souvent un sentiment de paix et de sérénité, ainsi qu'une conviction quant à l'authenticité de la Voie. Le Cheikh insiste sur le fait de ne pas interrompre le wird, car c'est véritablement l'attache spirituelle qui le relie à son disciple.
Le wird est un dhikr individuel. Au-delà des invocations qui composent le wird, le dhikr individuel consiste aussi en la récitation de la formule la ilaha illa Llah, parfois jusqu'à plusieurs milliers de fois par jour. Cette formule, qui est centrale en Islam, consiste à affirmer l'unicité divine, et signifie littéralement « Il n'y a de dieu que Dieu ». Il n'y a pas de dieux (la ilaha) : toutes les choses auxquelles nous prêtons l'être et l'existence sont des illusions; si ce n'est [Le] Dieu (illa Llah) : La seule Réalité est Dieu. C'est là l'essence même du monothéisme. De la même manière que le Prophète Abraham a détruit les idoles qui occupaient le temple de la Mecque pour rétablir le culte du Dieu unique, il s'agit donc de détruire toutes les idoles intérieures qui nous occupent et qui nous font agir (l'argent, la gloire, le pouvoir, &) afin d'affirmer la Présence divine, dans son absolue transcendance. Le disciple s'efforce de faire taire son ego, pour agir non plus en fonction de ses passions ou du regard des autres, mais du regard de Dieu fixé sur lui. Au lieu de courir sans cesse d'un désir à l'autre, ou bien d'une créature à une autre, il s'attache à reconnaître la présence du Créateur, et à diriger toute son énergie vers Lui seul.
L'expérience montre qu'au début du cheminement spirituel, l'âme fuit le dhikr, et particulièrement la récitation du la ilaha illa Llah. Comme le dit l'adage populaire, « Celui qui veut le miel doit se préparer à la piqûre des abeilles ». L'ego se révolte contre ce qui va à l'encontre de ses passions, et de son autorité sur nous. Que le disciple ne se désespère donc pas, et qu'il persévère en ignorant les résistances de son âme, car elle finira par plier. Pour reprendre les mots de Sidi Hamza, « le dhikr fait disparaître progressivement les désirs et les pensées impures, de la même manière que des chasseurs qui se rendent chaque matin dans la forêt et qui tirent des coups de fusil : au début, tous les animaux, apeurés, s'enfuient en entendant les coups de feu. Puis, ils reviennent un peu plus tard dans la journée. Mais les animaux, lorsqu'ils constatent que les chasseurs reviennent tous les jours, finissent peu à peu par changer d'endroit ». Il convient donc d'être régulier et de persévérer dans son dhikr, quoi qu'il arrive. Comme l'indique Ibn Ata Allah : « N'abandonne pas le dhikr, parce que tu n'y es pas présent à Dieu. Car la négligence du dhikr est pire qu'une négligence dans le dhikr. Il se peut que Dieu t'élève d'un dhikr fait avec négligence à un autre fait avec vigilance, et de celui-ci, à un autre où tu Lui deviens présent, et de celui-ci encore, à un autre où tu deviens absent à tout ce qui n'est pas l'objet de ton dhikr : "Et cela pour Dieu n'est point difficile" ».
Il est possible que la pratique du dhikr provoque chez le disciple certains états spirituels. Il ne doit pas s'en inquiéter, mais doit néanmoins les signaler à son Cheikh, ou à son muqaddem. Ces états sont liés au fait que notre coeur a perdu l'habitude de la lumière divine. Il est comme une chambre sombre, entourée d'une couche de rouille qui l'isole de cette lumière. Il suffit que la rouille se détache en un seul endroit, grâce au patient travail de polissage effectué par le dhikr, pour que la lumière divine envahisse le coeur, submergeant tout sur son passage. Lorsqu'elle survient, la chambre du coeur tout entière s'illumine soudainement, et le disciple ressent une intense saveur, qui peut parfois provoquer chez lui des réactions corporelles comme des cris, des pleurs, des rires, ou de brusques mouvements des membres. L'origine de ces phénomènes est réellement divine, et donc lumineuse. Dans ce sens, il est recommandé de les conserver précieusement. Souvent, ils permettent aussi au disciple de vérifier de manière très concrète le caractère vivant et opératif de cette Voie, et dans ce sens on dit qu'ils sont un peu comme les bonbons que l'on donne aux enfants. Mais si la source de ces dons est essentielle, les phénomènes extérieurs qu'elle provoque restent secondaires, et il convient donc de ne pas trop s'y attacher.
A coté du dhikr individuel, il existe aussi des invocations collectives, récitées par les disciples lors de réunions qui se déroulent en général deux fois par semaine. Cette forme de dhikr présente un grand intérêt pour le disciple, et participe à sa progression spirituelle. Sidi Hamza nous dit à ce propos : « Soyez régulier dans votre dhikr et aux réunions. Celui qui fait son dhikr sans être régulier aux réunions, ou inversement, est comme un boiteux : il lui manque quelque chose ». Ces réunions sont l'occasion pour le disciple de connaître ses frères (ou ses soeurs), et de profiter des enseignements qui y sont prodigués. Les pratiques rituelles sont les mêmes pour les hommes que pour les femmes, mais se font séparément, ce qui permet d'éviter toute distraction d'ordre mondain. En effet, si le but et les possibilités sont les mêmes pour tous, les énergies masculines et féminines sont de nature différente, et la pratique du dhikr collectif, en éveillant ces énergies peut révéler certains aspects très intimes de nous-mêmes. La non-mixité permet à chacun de goûter pleinement à la forme d'énergie collective qui lui est propre, sans gêne et sans interférences. En dehors de ces moments consacrés au rituel, les disciples hommes et femmes se retrouvent tout naturellement.
En tant que moyen d'accès à la Présence divine, la pratique du dhikr est donc tout à fait centrale dans la Voie. A un disciple qui l'interrogeait, Sidi Hamza répondit un jour en montrant son chapelet : « Il en a qui cherchent des mystères, mais en réalité, tout est là ». Ceci rejoint une autre indication : « Ne cherchez pas la vérité; cherchez d'abord à vous purifier ». Il s'agit donc d'un moyen privilégié qui nous est donné pour purifier notre coeur et nous libérer de nos passions, en retrouvant peu à peu la perception de l'activité permanente de Dieu tout autour de nous. Dans ce sens, certains parlent du dhikr comme d'un miel délicieux. « L'homme heureux dans ce monde est celui qui est orienté vers Dieu et qui invoque Dieu. Le dhakir [l'invocateur]est heureux, car tout ce qui lui arrive est dicté par Dieu. Tout ce qu'il fait, il le fait au nom de Dieu. Et Dieu ne fait que le bien ».
|